Guidé par ses convictions à l'égard des droits individuels, Trudeau saura aller à contre-courant des valeurs de son époque.
«L'État n'a pas sa place dans les chambres à coucher de la nation». La formule est de lui, et elle a servi à motiver l'introduction de changements fondamentaux dans le Code criminel.
Dès sa nomination comme ministre de la Justice, en 1967, Trudeau présente une série d'amendements - dont l'adoption sera retardée jusqu'à 1969, à cause des élections - en vue de décriminaliser des gestes comme la sodomie et l'«indécence» pratiqués entre adultes consentants et en privé. Le projet de loi omnibus contiendra également des dispositions légalisant l'avortement thérapeutique et assouplissant les règles du divorce.
«Les gens commencent à se rendre compte, peut-être pour la première fois dans l'histoire de ce pays, que nous n'avons pas le droit d'imposer des concepts relevant de la société sacrée à une société civile ou profane», affirme-t-il à la Chambre des communes lors de la présentation du projet de loi omnibus.
Fait surprenant, l'initiative de Trudeau ne rencontre guère d'opposition. Il est alors la vedette montante du conseil des ministres, et la presse anglophone, fascinée par ce nouveau venu, s'extasie devant la façon dont il livre ses discours. C'est le prélude à la «trudeaumanie» et la rapide ascension de Trudeau jusqu'au poste de premier ministre.
À cette époque, Trudeau trace également les contours de ce que sera plus tard la Charte canadienne des droits et libertés. En fait, la concrétisation de cette idée découle de son refus de modifier la Constitution.
Selon lui, les changements sociaux doivent précéder les modifications constitutionnelles, et non l'inverse. Aussi, quand les premiers ministres des provinces en réclament, en 1967, il résiste. Sous la pression du premier ministre Lester B. Pearson, il finit par céder, mais non sans faire la proposition suivante: le processus de modification constitutionnelle devrait commencer par l'enchâssement d'une charte des droits de l'Homme.
Chez Trudeau, ces concepts ne sont pas nouveaux puisque, des années plus tôt, dans la revue «Cité Libre», il avait écrit: «L'étape essentielle d'une charte des droits dans le cadre même de la Constitution (...) nous permettrait de nous mettre d'accord sur les principes de base et même, je pense, nous conduire à une formule pour l'amendement de la Constitution, qui à son tour nous permettrait de la rapatrier».
La table était mise pour des événements qui allaient se dérouler bien des années plus tard, après le référendum sur la souveraineté du Québec en 1980.
Pour que la Charte des droits et libertés voie le jour, il faudra que Trudeau démissionne de son poste en novembre 1979, puis revienne au pouvoir, quelques mois plus tard, après sur un coup du sort - après neuf mois au pouvoir, le gouvernement de Joe Clark se fait prendre par un vote de non confiance aux Communes.
Grâce à cette seconde chance comme premier ministre, Trudeau réalisera son projet de rapatrier la Constitution canadienne depuis Londres et de doter le pays d'une charte comme il l'avait imaginée, avec, toutefois, une concession majeure.
Les négociations constitutionnelles avec les provinces, en 1982, n'iront pas sans heurts et se termineront par l'exclusion dramatique du Québec. Pendant les pourparlers, Trudeau devra accepter, malgré ses convictions, d'inclure dans la charte une «clause nonobstant», qui permettra aux provinces qui le désirent de se soustraire momentanément à l'application de certains articles du document.
Par la suite, la Charte fera souffler un véritable vent de changement sur les tribunaux canadiens. Un grand nombre de lois devront être réinterprétées. Les plus faibles de la société seront mieux protégés - ainsi, les handicapés et autochtones remporteront des victoires importantes. Cette protection s'étendra aussi aux criminels, dont les avocats réussiront à faire réduire les pouvoirs de la police.
Les critiques seront nombreuses. On reprochera à la Charte de judiciariser à outrance les rapports sociaux, de protéger les droits individuels au détriment des droits collectifs, et d'accorder trop de pouvoirs aux juges.
Mais la Charte tiendra bon et demeurera en place.