Après des mois de suspense, c’est aujourd’hui ou demain que le Département du commerce des États-Unis va dévoiler sa décision dans le dossier qui oppose Bombardier à Boeing. Survol d’un dossier lourd de conséquences pour l’avionneur québécois.
Washington imposera-t-il, oui ou non, des mesures punitives préliminaires contre Bombardier et ses avions CSeries ? La plainte déposée en avril devrait connaître un premier dénouement aujourd’hui ou demain. Une autre décision est attendue le 4 octobre.
Le dossier est complexe et a fait couler beaucoup d’encre. Chose certaine, il pourrait s’avérer dévastateur pour les avions CS100 et CS300 de Bombardier, de nouveaux produits qui étaient censés sortir la compagnie du pétrin.
Une décision défavorable pourrait nuire aux chances de Bombardier de percer le marché américain, une étape essentielle pour assurer son succès à l’échelle mondiale.
Le dossier tire son origine de la vente, en 2016, de 75 avions CSeries à Delta Airlines, le premier client «majeur» à se procurer les nouveaux appareils. En vertu de l’entente, Delta pourrait acheter 50 appareils supplémentaires.
Un an plus tard, Boeing a sorti les crocs. L’avionneur affirme que Bombardier a fait du «dumping», c’est-à-dire qu’elle a vendu ses avions à des prix dérisoires. Il affirme que c’est parce que Bombardier est fortement subventionné par les gouvernements du Québec, du Canada et du Royaume-Uni (où Bombardier a plusieurs usines) que la compagnie est en mesure de vendre à des prix aussi bas. Boeing affirme avoir subi des torts irréparables en raison de cette vente.
«Peur pour la suite des choses»
Le géant américain veut que des droits compensatoires et des droits antidumping pouvant atteindre 80 % soient imposés sur la vente de chaque appareil CSeries aux États-Unis.
«Boeing n’a pas peur du contrat accordé à Bombardier par Delta, elle a peur pour la suite des choses. Elle craint que ça ait un effet boule de neige, qu’avec le renouvellement des flottes de transporteurs américains le CSeries prenne d’importantes parts de marchés à ses avions», explique le Pr Merhan Ebrahimi, spécialiste de l’aéronautique à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.
Washington pourrait n’imposer qu’un type de droit, ou à un taux inférieur à celui demandé, ou encore disculper Bombardier, ce qui semble peu probable. «On prend ça très au sérieux, mais notre attention est autant sur la décision de mardi que sur les étapes suivantes», dit Bryan Tucker, porte-parole de Bombardier. «Boeing n’a même pas essayé de participer à l’appel d’offres pour les avions que cherchait Delta. Elle n’a aucun avion [avec cette capacité de passagers]. On pense que les autorités vont le reconnaître. »
Il ajoute que Bombardier «étudie toutes les options» advenant une décision défavorable.
BOMBARDIER
• Revenus (2016) : 17,4 G$ dont 16,8 G$ liés à l’aéronautique
• Résultat net (2016) : -981 M$
• Capitalisation boursière (NYSE : BBD.B) : 5,25 G$
• Employés (aéronautique seulement) : 28 700 dans le monde, dont 17 000 au Canada
Appareils vendus :
• C Series : 360 commandes, dont 18 avions livrés
• CRJ Series : 1912 commandes, dont 1865 livrées au 30 juin 2017
• Q Series : 1256 commandes, dont 1225 livrées au 30 juin 2017
BOEING
• Revenus (2016) : 96 G$
• Résultat net (2016) : 4,9 G$
• Capitalisation boursière (NYSE : BA) : 151,34 G$
• Employés (aéronautique seulement) : 145 000
Appareils vendus :
• Plus de 10 000 actuellement en service dans le monde
• 6146 commandes fermes depuis 5 ans (2012-2016)
Le conflit Bœing-Bombardier décodé
Le litige en 5 dates
13 juillet 2008
• Bombardier lance son programme CSeries, dont le gouvernement du Québec et la Caisse de dépôt sont actionnaires.
28 avril 2016
• Delta annonce l’achat de 75 CS100, avec une option pour 50 avions supplémentaires.
27 avril 2017
• Boeing dépose un recours devant les autorités américaines, alléguant que Bombardier fait du « dumping » et qu’elle bénéficie de subventions de la part du Québec et du Canada.
9 juin 2017
• Dans une décision, la Commission du commerce international (ITC) donne raison à Boeing et le dossier est transféré au Département américain du commerce.
25 ou 26 septembre 2017
• La décision du Département du commerce des États-Unis est attendue.
Les prochaines étapes
• Advenant une décision défavorable à Bombardier, voici les prochaines étapes potentielles :
• Bombardier présente un appel de la décision devant la Cour fédérale américaine ou devant la Cour du commerce international des États-Unis.
• Le gouvernement canadien pourrait porter appel de la décision devant un Comité de révision de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), composé de membres du Canada, du Mexique et des États-Unis.
• La décision pourrait aussi faire l’objet d’un appel devant l’Organisation mondiale du commerce, ce qui pourrait prendre plusieurs années.
Les allégations en bref
• Selon Boeing, Bombardier a fait du « dumping » en vendant 75 avions CS100 à Delta Airlines pour 19,6 millions $ par avion, bien en dessous du coût de production (33 M$).
• Boeing allègue aussi que l’avionneur québécois est capable d’offrir de si bons prix parce qu’il est subventionné par Ottawa, Londres et Québec (en réalité, Québec est actionnaire du programme et Ottawa a consenti un prêt).
• Bombardier aurait fait un tort irréparable à Boeing, et menacerait ainsi toute l’industrie aéronautique américaine, selon la compagnie.
Les conséquences possibles
1. Bombardier s’en tire sans sanctions, ce que plusieurs des analystes jugent peu probable en prévision de la décision, demain.
2. Des droits compensateurs pouvant atteindre 75 % du prix de l’avion sont imposés pour chaque avion vendu par Bombardier à Delta, demain. Mais il faudra attendre 2018 pour que cette décision soit confirmée.
3. Une autre décision est attendue le 4 octobre concernant les allégations de « dumping ». D’autres « amendes » pourraient être imposées.
Des plans B pour Bombardier ?
Quelques options pour tirer Bombardier du pétrin :
• S’allier à un transporteur étranger afin de prouver une fois pour toutes qu’il y a de l’intérêt pour le CSeries, même si aucun avion n’a été vendu depuis un an. British Airlines est vue comme un client majeur potentiel.
• Pour éviter d’avoir à payer des droits sur la vente de chaque CSeries aux États-Unis tout en pénétrant ce marché, vendre des appareils à une entreprise de location non américaine, qui louerait en retour à des compagnies aériennes américaines.
• Faire un grand virage vers l’Asie, un marché plus petit que les États-Unis, mais en pleine expansion, notamment en Chine.
Un analyste très critique
Darryl Jenkins dirige l’American Aviation Institute, un laboratoire d’idées basé à Washington. L’analyste en aviation se montre très critique face au recours de Boeing contre Bombardier.
Les CSeries sont sur le marché depuis 2015. Pourquoi Boeing a-t-elle attendu jusqu’à maintenant pour poursuivre Bombardier ?
Bombardier a un excellent produit et, dans des circonstances normales, personne ne prendrait les accusations de Boeing au sérieux. Mais quand vous avez Donald Trump comme président, qui crie «l’Amérique d’abord» sur tous les toits, cette lutte commerciale devient soudainement très importante. Et c’est davantage une guerre politique que commerciale.
On accuse Bombardier d’avoir empiété sur le marché de Boeing et d’avoir fait du «dumping», soit d’avoir vendu ses avions à perte. Ces allégations ont-elles un bien-fondé ?
Ça ne s’appuie pas sur des faits. Le CSeries n’est pas un concurrent direct du 737, ils n’ont pas la même capacité de passagers. Boeing n’a même pas tenté d’obtenir le contrat que Delta a octroyé à Bombardier.
Qu’en est-il des accusations de « dumping » ?
La Commission du commerce international (ITC) des États-Unis a donné raison à Boeing là-dessus, mais la réalité, c’est que l’entreprise elle-même a vendu ses avions à perte à ce qu’on appelle ses «consommateurs de lancement», soit les premières compagnies aériennes qui achètent un nouveau produit. C’est un prix spécial parce qu’elles font face à de hauts risques en achetant un produit avant sa mise sur le marché.
Vous dites que Boeing a fait ce qu’elle reproche à Bombardier ?
Oui ! Selon Boeing, c’est correct de vendre plusieurs centaines de 787 en deçà de leur coût de production, incluant 16 avions à Air Canada. Mais si d’autres le font, alors là, soudainement, ça devient une pratique déloyale. La vérité c’est que Boeing le fait, Embraer le fait, Airbus le fait, tout le monde le fait. Ils parlent des deux côtés de la bouche.
Ottawa menace maintenant de ne pas accorder de nouveaux contrats à Boeing. Dans un cas comme dans l’autre, les économies des deux pays pourraient être affectées.
Oui, pour plusieurs raisons. On parle de guerre commerciale, mais Bombardier a des travailleurs aux États-Unis et Boeing est présent au Canada. Les deux pays vont être affectés, quoi qu’il arrive.