Avec 26 ans d’ancienneté à la Société de transport de Montréal (STM), le préposé à l’entretien Jean Bellemare pourrait choisir de promener sa vadrouille dans une station tranquille, mais il préfère le tumulte de Berri-UQAM, niveau mezzanine.
Berri-UQAM est la seule station du réseau à disposer de son propre ambulancier paramédical à temps plein; Jean Bellemare lui fait souvent signe. Pendant l’hiver, il a abordé une femme égarée. «Elle ignorait son nom, où elle allait et d’où elle venait. L’ambulancier a découvert une ecchymose sur son dos et derrière sa tête.» À la suite d’une chute sur la glace, elle souffrait d’une commotion cérébrale.
Le concierge s’affairait récemment près du banc surnommé «la rondelle» entre les tourniquets de sa station. Il a remarqué un vieil homme affalé comme s’il relaxait: «Il souffrait d’une chute de pression due à son diabète. Personne ne remarquait sa détresse».
Les habitués
Les nécessiteux qu’il côtoie sur son lieu de travail, M. Bellemare les appelle ses «habitués». «La pauvreté, personne n’aime ça. Tout le monde a droit à un sourire et à un bonjour. Si un habitué laisse traîner ses papiers de fast food, je me comporte en serveur: Avez-vous fini, monsieur ? Puis-je ramasser ? La fois d’après, il jette ses déchets. Si c’est un homme bien habillé qui lance ses papiers par terre, ça me fâche encore plus !»
À une clocharde en pleurs qui se trouvait pleine de boue après une nuit dehors, il a fourni des lavettes et des serviettes. Pour un mendiant fraîchement sorti de prison avec juste une chemise sur le dos pendant un grand froid, il a demandé aux objets perdus de lui consentir une veste non réclamée. «Si tel habitué semble en détresse, je le dis aux travailleurs sociaux qui patrouillent dans la station.»
Inuktitut
Une mendiante originaire du Grand Nord lui a inculqué des rudiments d’inuktitut comme nakurmiik (merci) et ilali (de rien). « J’ai récemment mis fin à une chicane entre un contrôleur et un Inuit intoxiqué qui bloquait un escalier. J’ai dit quelques mots dans sa langue ; ça l’a surpris, il s’est calmé.»
Mr Big
Ça dégoûtera peut-être certains de l’apprendre, mais c’est la réalité: ses collègues des autres niveaux et lui doivent parfois ramasser des matières fécales. Quelqu’un leur laisse des souvenirs facilement reconnaissables par leur énormité. «On ignore son identité, mais on reconnaît sa signature : on le surnomme Mr Big !» Entre eux, les préposés préfèrent en rire qu’en pleurer.
M. Bellemare a déjà retrouvé un jonc de mariage en or. « Son propriétaire n’en revenait pas, il l’avait déclaré perdu plusieurs heures plus tôt.» Le tohu-bohu de la foule avait camouflé l’anneau.
Précieux
Le métro fournit aux clochards de la chaleur en hiver et de la fraîcheur en été. « Si je découvre ce qui ressemble à des vidanges ou des guenilles, je fais attention. Ça peut être précieux pour quelqu’un. Certains traînent leur misère avec eux dans des sacs, c’est tout ce qu’ils ont.»
Une tasse de café qui traîne ? «J’en ai déjà jeté une et un mendiant m’a dit qu’il venait de quêter pendant une heure pour se la payer. Je lui en ai acheté une autre.»
Jour de la marmotte
La drogue de l’heure, c’est le crack: « Si j’avisais mon centre de contrôle chaque fois que je vois quelqu’un en fumer, ça n’en finirait plus !» Si les inspecteurs de la STM délogent un attroupement dans une sortie, celui-ci se reforme cinq minutes plus tard: « Les mêmes habitués se font sortir par les mêmes constables. Ils reviennent, et ça recommence... C’est le jour de la marmotte».
Sa pire expérience de la dernière année ? Les collants contre les stages non rémunérés que certains étudiants placardaient sur des surfaces de la station : « Je ne dis pas que je suis contre leur cause, mais ces autocollants-là, c’était l’enfer à enlever ! J’ai passé des mois là-dessus.»
Après une heure de conversation avec Jean Bellemare, on comprend sa préférence pour Berri-UQAM: c’est vivant.