Les proches de trois aînés hébergés en CHSLD dénoncent les conditions dans lesquelles ceux-ci sont décédés durant la pandémie de COVID-19. Privés d’eau, de nourriture et de soins d’hygiène, ils se sont éteints dans des circonstances inhumaines.
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Au cours des derniers mois, notre Bureau d’enquête s’est penché sur l’impact cruel de la COVID-19 dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), où 4220 personnes âgées sont décédées jusqu’à maintenant.
Des familles bouleversées et en colère ont accepté de témoigner dans le documentaire Indignité présenté sur Club illico.
On y raconte comment la pandémie a frappé les plus vulnérables de notre société durant la première vague particulièrement meurtrière du printemps dans les CHSLD, en faisant voler en éclat un réseau que l’on savait déjà fragile et sous-équipé depuis de nombreuses années.
Responsables
« Si j’avais un petit bébé et que je le laissais mourir de soif, on me poursuivrait au criminel, et puis on aurait raison de le faire. Pourquoi c’est plus correct de laisser mourir de soif une personne âgée ? » se demande Amélie Brodeur, qui a perdu son père, Yvan, en mai.
Mme Brodeur avait pourtant tiré la sonnette d’alarme dès le début de l’année. Une épidémie d’influenza dans le centre où résidait son père l’avait laissé complètement déshydraté (voir autre texte plus bas). Quand la COVID-19 est arrivée, son père a été emporté.
Nicole Jaouich, elle, est encore affligée en pensant aux dernières heures de sa mère Hilda Zlataroff, qui est décédée sans la présence de ses proches.
« Ce qui m’a déchiré le cœur, c’est de dire qu’elle a eu le sentiment d’être abandonnée, et c’est cela qu’elle a vécu », confie-t-elle.
Mme Zlataroff n’a pas succombé à la COVID-19, mais des suites d’une déshydratation sévère.
De la colère
Interviewées au cimetière, quelques jours après que les cendres de leur mère Rita eurent été inhumées, les sœurs Hélène et Louise Bibeault portaient toujours en elles une sourde colère.
« On n’a même pas pu te prendre la main, on n’a pas pu te dire adieu comme il faut. On ne sait même pas comment tu es morte », dit Hélène Bibeault devant la tombe de sa mère, emportée par la COVID-19.
Pourtant, ces drames humains dans les CHSLD étaient prévisibles.
« On peut se demander si ce qui est arrivé est un effet de la malchance, du hasard, ou si c’était plutôt chronique d’une mort annoncée », se demande un professeur de l’École nationale d’administration publique Louis Demers, un expert interviewé lors du documentaire.
« Tous les gouvernements qui se sont succédé sont en partie responsables », a renchéri Pauline Marois, ex-ministre de la Santé et première ministre du Québec, lors d’une discussion réunissant deux autres anciens titulaires de la santé (voir autre texte plus bas).
Des familles éprouvées
ÉTAIT-CE VRAIMENT LE CORONAVIRUS ?
Yvan Brodeur | 80 ans
Extrait tiré documentaire Indignité, sur Club illico
● CHSLD René-Lévesque, Longueuil
● Décédé le 29 avril
L’octogénaire a souffert de déshydratation grave à deux reprises en l’espace de trois mois au début de 2020.
La seconde fois a cependant été fatale, puisque la COVID-19 s’est mise de la partie.
À chaque occasion, l’homme a été privé de la présence de ses proches qui veillaient à l’hydrater et à le nourrir, en raison des interdictions de visites, d’abord reliées à l’influenza puis à la COVID-19.

Capture d'écran, Indignité
Amélie Brodeur tient une vieille photo de son père Yvan.
« Officiellement, il est décédé de la COVID », relate sa fille, Amélie Brodeur.
« [Mais] je ne suis pas certaine que c’est la COVID qui l’a tué. On n’a pas de preuves de ça, mais nous, on croit qu’il est mort de manque de soins », dit-elle.
UNE DAME A ÉTÉ GRAVEMENT NÉGLIGÉE
Hilda Zlataroff | 102 ans
● CHSLD Saint-Joseph-de-la-Providence, Montréal
● Décédée le 27 avril
Hilda Zlataroff bénéficiait de visites presque quotidiennes de sa fille Nicole Jaouich, qui la nourrissait, la faisait boire et s’occupait de son hygiène personnelle.
À la mi-mars, le premier ministre François Legault annonce l’interdiction des visites des proches dans les CHSLD.
Inquiète, Mme Jaouich fait installer une caméra dans la chambre de sa mère.

Capture d'écran, Indignité
Nicole Jaouich a perdu sa mère Hilda Zlataroff à la fin avril.
À distance, elle peut voir qu’elle est gravement négligée. Le personnel est débordé à cause de la pandémie.
Cinq semaines après le début de l’interdiction des visites, Hilda Zlataroff meurt non pas de la COVID-19, mais des suites d’une déshydratation prononcée.
Mme Jaouich n’en veut pas aux préposés.
« On avait coupé, coupé. Ils ont démotivé les préposés. Il faut [plutôt] blâmer la détérioration des soins de longue durée. »
SES FILLES LAISSÉES À ELLES-MÊMES
Rita Jourdenais | 93 ans
● CHSLD Villa Val des Arbres, Laval
● Décédée le 22 avril
Hélène et Louise Bibeault ne sauront jamais comment se sont passées les dernières heures de leur mère, Rita, morte en quelques jours de la COVID-19.
Les deux femmes en sont encore bouleversées.

Capture d'écran, Indignité
Louise et Hélène Bibeault ont pleuré la mort de leur mère, Rita Jourdenais.
« Ce qui m’a le plus défaite, c’est qu’on ne sait pas ce qui est arrivé entre le moment où ils [les employés] nous ont dit qu’elle était malade de la COVID et le moment où ils nous ont téléphoné pour dire qu’elle était décédée », déplore Hélène Bibeault.
Il leur a été impossible d’avoir des nouvelles.
« Pendant les trois jours où elle était positive, tu téléphones au CHSLD. C’est un répondeur qui te dit : “Nous sommes très occupés, on ne vous parlera pas, ne laissez même pas de messages” », raconte Louise Bibeault.
Hélène Bibeault ne décolère pas.
« Je suis encore enragée aujourd’hui. [...] Quand est-ce que je vais pouvoir oublier ça et juste penser que ma mère est décédée ? »
Tous les gouvernements ont leur part de responsabilité
Nous avons réuni trois anciens ministres québécois de la Santé pour discuter de la situation des CHSLD
Extrait tiré documentaire Indignité, sur Club illico
Jean Rochon, Pauline Marois et Rémy Trudel, qui ont été tour à tour ministres de la Santé, estiment que les gouvernements québécois ont tous leur part de responsabilité concernant l’hécatombe du printemps dernier dans les CHSLD.
« Est-ce qu’on pouvait prévoir cette pandémie-là ? Est-ce que [les gouvernements] ont été avertis qu’il pouvait y avoir une pandémie ? La réponse est oui », affirme M. Trudel.
À l’occasion du tournage du documentaire Indignité, nous avons réuni trois anciens ministres de la Santé – tout en respectant, bien sûr, les règles de distanciation physique – pour échanger sur le sujet.
Pour Mme Marois, la crise des CHSLD reflète un échec plus large face à nos aînés.
« Malheureusement, dit-elle, de gouvernement en gouvernement, malgré un grand nombre d’efforts qui ont été faits, on n’a jamais réussi à vraiment investir suffisamment et dans les actions qui étaient les plus pertinentes. »
Ça ne date pas d’hier
M. Trudel rappelle que les craintes d’une pandémie à grande échelle ne datent pas d’hier dans le système de santé québécois.
Lorsqu’il est devenu ministre de la Santé du Parti québécois en 2001, il a fait un tour d’horizon des dossiers importants avec les fonctionnaires et ils ont alors évoqué la perspective d’une maladie dévastatrice.
« Je ne connaissais même pas le mot pandémie », avoue-t-il.
On lui a dit : « Ce n’est pas une question de savoir s’il va y avoir une pandémie ou pas, mais à quel moment elle va arriver. »
« Et que ça va toucher en particulier les personnes âgées », lui a-t-on ajouté.
Les fonctionnaires basaient leurs prévisions sur celles établies par l’Organisation mondiale de la santé.
Pour le Québec seulement, on craignait 30 000 morts avec une éclosion possible vers 2010 (ce qui ne fut évidemment pas le cas).
Vieillissement accéléré
De son côté, Jean Rochon, qui a été titulaire de la Santé de 1994 à 1998, note que le vieillissement accéléré de la population au Québec n’est rien de nouveau, et qu’il s’agit d’un phénomène presque unique en Occident.
Avec les coûts toujours plus importants des traitements contre les maladies chroniques destinés aux aînés, la pression a été forte sur le système de santé, affirme-t-il.
« Alors, de crise en crise, sur 25 ans [...] on se retrouve où on est », dit l’ex-ministre péquiste.

Mme Marois, quant à elle, constate qu’on a fait fausse route à un autre chapitre.
« Il y a une chose qui me préoccupe énormément – puis, je n’ai pas de solution – [...] on a ghettoïsé littéralement les personnes âgées, alors qu’on devrait plutôt souhaiter une mixité sociale. »
Milieu de vie
Pour l’ancienne ministre péquiste de la Santé, de 1998 à 2001, les gouvernements ont failli à la tâche en négligeant d’offrir « un véritable milieu de vie [avec] du confort et du plaisir à vieillir dans sa communauté ».
M. Trudel considère que l’idée de permettre de vieillir comme on a vécu, c’est-à-dire en demeurant un membre à part entière de la société, n’a pas su faire son chemin.
« On ne peut pas avoir une conception de la vie active et, qu’à la fin de sa vie, on soit seul pour quitter la vie, ça n’a aucun sens », conclut-il.
EN CHIFFRES
4220 personnes sont mortes de la COVID-19 dans les CHSLD jusqu’à maintenant (en date d’hier)
59 % de tous les décès de la COVID au Québec sont survenus en CHSLD
34 % de tous les décès de la COVID au Canada sont survenus dans les CHSLD du Québec
20 % des résidents en CHSLD de la région de Montréal sont morts de la COVID le printemps dernier
10 % des résidents en CHSLD de l’ensemble du Québec sont morts de la COVID le printemps dernier
Sources : Institut de la statistique du Québec et le site Worldometer
Des préposés qui vont travailler la peur au ventre
Extrait tiré documentaire Indignité, sur Club illico
Aller travailler avec la peur au ventre, c’est ce que de nombreux préposés ont vécu dans les CHSLD alors qu’ils se étaient en première ligne de la pandémie.
« Je m’en allais sur la route et il n’y avait aucune voiture, parce que tout le monde était confiné. Tu t’en vas travailler et tu te demandes ce qui t’attend », raconte Sophie Nelson, préposée aux bénéficiaires à la Résidence Angelica, de Montréal-Nord.
Mme Nelson avait « la peur au ventre », dit-elle. Et elle avait raison, puisqu’elle a contracté la COVID-19. Mais elle a eu plus de chance que d’autres collègues. Elle y a survécu, puis elle est revenue au boulot.
« Ce n’était tellement pas sorcier de prévoir ça ! » s’indigne de son côté Sylvie Nelson, présidente du Syndicat québécois des employées et employés de service (qui n’a aucun lien de parenté avec Sophie Nelson).
On le savait
« Quand on a vu commencer [la COVID-19], on le savait que ça ferait des vagues. Nos gens sur le terrain, ils le savaient », ajoute Sylvie Nelson.
« Ça fait des années, enchaîne-t-elle, qu’ils ne sont pas remplacés [...]. Ça fait des années qu’ils sont à bout qu’ils portent le réseau sur leurs épaules. Et là, il arrive ça, et on leur donne pas d’aide tout de suite. »
La présidente syndicale rappelle que les préposés ont été laissés à eux-mêmes au début de la pandémie. Les équipements de protection individuelle (EPI) faisaient cruellement défaut.
« Les EPI, on n’entendait rien que ça à la télé. Et c’est rien qu’à la télé qu’il y en avait des EPI, parce que sur le terrain, il n’y en avait pas. »
Les années de négligence envers le réseau des CHSLD et le manque d’EPI ont eu de graves conséquences.
« Les personnes âgées en ont payé le prix, nos membres aussi », souligne Sylvie Nelson.
Des experts racontent
MAL PRÉPARÉS

Capture d'écran, Indignité
Michèle Charpentier
De la Chaire du vieillissement de l’UQAM
Les plus vulnérables de notre système de santé ont été oubliés quand la COVID-19 est arrivée au Québec.
« On n’avait pas préparé les CHSLD à cette crise-là, et on le savait très bien qu’elle s’en venait », souligne Mme Charpentier.
« Ce qu’a fait la COVID, c’est qu’elle est allée braquer les projecteurs et nous a mis en plein visage la situation [des résidences]. »
Le vieillissement de la population au Québec a été si rapide qu’on en a négligé ses impacts.
« C’est un des grands phénomènes sociaux de notre époque. »
Il ne faut pas exclure les personnes âgées de la société.
« Il n’y a pas deux Québec : un Québec des CHSLD, un Québec des autres ou des vieux. Il y a un Québec avec des citoyens de tous âges et de toutes conditions. »
PAS DE PILOTE

Capture d'écran, Indignité
Louis Demers
Professeur et chercheur à l’École nationale d’administration publique
Maintenant, tout vient d’en haut dans le réseau de la santé québécois, observe M. Demers.
« Jadis, un centre d’accueil de 43 lits avait son directeur général, avec son conseil d’administration. »
« [Aujourd’hui] les gens attendent que le ministre donne une consigne, attendent que le PDG de son CISSS ou son CIUSSS la transmette dans le système. »
Résultat, « il n’y avait comme pas de pilote dans l’avion » lorsque la pandémie est survenue ».
La centralisation a de bons côtés, parce qu’elle permet de répartir les ressources, mais elle montre vite ses limites.
TROP CENTRALISÉ

Photo courtoisie
Damien Contandriopoulos
Professeur en sciences infirmières
« Au moins une partie des morts au Québec [en CHSLD] est attribuable au fait que le réseau de la santé a été trop peu agile et trop peu réactif », dit M. Contandriopoulos.
La forte centralisation du réseau, imposée par la réforme Barrette, est en cause.
En abolissant des postes de décision au niveau des centres d’hébergement, on a réduit, croit-il, la capacité de réagir aux imprévus, comme la COVID-19.
UN MAUVAIS CHOIX

Capture d'écran, Indignité
Sylvie Belleville
De l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal
Interdire les visites des proches aidants dans les CHSLD a été une erreur.
« Ça semblait un choix logique. Mais on n’a pas pensé que, finalement, le virus rentrait par les soignants. », explique Mme Belleville.
Quand les préposés sont tombés malades, les proches n’étaient plus là.
Un documentaire à voir sur Club Illico

Produit par notre Bureau d’enquête, le documentaire Indignité est offert sur demande sur Club illico, pour les abonnés de Vidéotron.
Il dresse le portrait de la crise de la COVID-19 qui a frappé les CHSLD, grâce aux témoignages de familles, d’experts et de politiciens.
On y rencontre des proches aidants encore marqués par le départ cruel d’êtres chers, on entend des travailleurs de la santé outrés et ébranlés, on partage les constats lucides d’experts interviewés. Des élus font aussi leur mea culpa.