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En pause des réseaux sociaux pour retrouver une paix d’esprit

GEN - RACHEL HYPOLITE

Photo Martin Alarie

Des gens qui voulaient « se calmer les nerfs » et retrouver une paix d’esprit ont pris l’habitude de prendre des pauses de réseaux sociaux, fatiguées du climat hostile qui y règne. 

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« Même moi, j’étais devenue comme ça », dit Marie-Ève Duguay, 39 ans. 

Avant de fermer ses comptes, elle en était rendue à prendre des captures d’écran de profils de gens qui tenaient des propos choquants afin de les confronter, raconte-t-elle. 

« Je me suis dit : voyons Marie-Ève, arrête. Tu ne les connais pas! » 

Tout désactivé

L’été dernier, elle a donc pris une pause de réseaux sociaux pendant plus d’un mois. Instagram, Facebook, Messenger : elle a tout désactivé. 

Il arrive parfois que des vedettes, particulièrement exposées aux commentaires violents, annoncent qu’elles prennent une pause semblable, comme ce fut le cas de l’humoriste Arnaud Soly l’été dernier. Mais des citoyens ordinaires optent aussi pour ce genre de débranchement. 

« Pour vrai, ça m’a apporté une paix d’esprit. Et ça m’a permis de lire dans le métro », raconte en riant Rachel Hyppolite, 36 ans. 

« Déprimant »

Dès le mois d’avril, elle trouvait « déprimant » de baigner dans le « climat de délation » qui régnait à ce moment-là, où tout un chacun reprochait aux autres de ne pas bien respecter les règles sanitaires. 

Puis en mai est survenue la mort de George Floyd, qui a entraîné une flambée de manifestations aux États-Unis. 

« J’ai la réputation d’être assez active sur les réseaux sociaux », résume cette enseignante au primaire. Des gens se sont donc mis à lui écrire pour savoir ce qu’elle pensait de cet enjeu. 

« J’étais “la Noire de service” de mon entourage », résume-t-elle. 

Or, elle n’avait pas forcément envie de débattre avec des inconnus sur un sujet sensible qui mérite tout un éventail de nuances, explique-t-elle. 

« Je suis très à l’aise de parler de mes opinions dans la vie [...] Mais sur les réseaux sociaux, est-ce que je trouve que [la discussion] se fait bien ? Non. » 

Elle a donc multiplié les pauses de Facebook d’une ou deux semaines, voire un mois, depuis le début de l’année. 

Paralysie 

« Même sur Kijiji [le site de petites annonces], les gens s’envoient chier », soupire Marie-Ève Duguay. 

Ce qui la met « en maudit » ? Les commentaires racistes, sexistes, homophobes, grossophobes, énumère cette enseignante de français. Elle est aussi attristée de voir des gens se faire insulter parce qu’ils font des fautes dans leurs commentaires. 

Elle en était devenue presque paralysée par la perspective de toutes les possibilités de réponses agressives qu’un commentaire pouvait engendrer, raconte-t-elle. 

« J’avais l’impression de ne plus être capable de m’exprimer. C’est comme s’il n’y avait plus de place à la discussion, jamais. » 

Sa déconnexion d’un mois lui a donc fait un grand bien. « Mon niveau d’anxiété et de colère a diminué de façon drastique », témoigne Mme Duguay. 

Elle n’en demandait pas tant  

Camille Desrosiers-Gaudette, Fondatrice <em>Le Cahier</em>.

Photo courtoisie

Camille Desrosiers-Gaudette, Fondatrice Le Cahier.

Une blogueuse qui a pris part à la vague de dénonciations de cet été trouve que les internautes ont été inutilement sévères envers les personnes qu’elle a dénoncées.  

« Je trouve qu’on va vite à l’échafaud et c’est ça qui m’effraie », dit Camille Desrosiers-Gaudette, 33 ans, fondatrice du blogue lifestyle Le Cahier.  

En août, elle a raconté sur sa page Facebook l’intimidation qu’elle a vécue de la part de personnalités influentes du web. Elle a choisi de le faire à visage découvert, mais sans nommer ses intimidatrices. D’autres personnes du milieu les avaient toutefois identifiées. À la suite de cette dénonciation, Mme Desrosiers-Gaudette a surtout reçu une vague d’amour et de soutien.  

Tribunal populaire

Mais elle a aussi constaté l’hostilité des réseaux sociaux, qui se sont rapidement transformés en tribunal populaire.  

« Par exemple, certains disaient souhaiter que ces personnes ne refassent plus jamais surface sur internet, ce qui revient à souhaiter qu’elles ne puissent plus jamais travailler ».  

Or, le but de son témoignage n’était pas de punir, mais de se libérer et de faire prendre conscience aux gens de l’impact des comportements intimidants, explique-t-elle.  

« Je ne vais pas mentir : il y a un moment où ça fait plaisir [quand les gens lapident la personne qu’on dénonce]. Mais je ne veux pas être cette personne qui voit quelqu’un brûler sur le bûcher et qui aime ça. » 

Un « ensauvagement » dénoncé par des experts  

Algorithmes, rituels absents, déshumanisation. Des experts décortiquent le phénomène de l’« ensauvagement » des médias sociaux qui poussent des gens à s’y exprimer de façon plus agressive qu’ils ne le feraient dans la vraie vie. 

« C’est un peu comme une bagarre de rue », observe Jérémie Mani, de l’entreprise de gestion de commentaires Netino. 

« Quand les premiers commentaires sont agressifs, ça donne le ton au reste de la conversation. C’est extrêmement difficile de réorienter vers quelque chose de positif [...] Les gens “normaux” s’en vont ailleurs. Ça ne les intéresse pas de savoir qui va gagner. »

On a longtemps cru que ce n’était que l’anonymat qui expliquait la violence de certains messages. 

« Aujourd’hui, c’est un peu moins vrai », remarque Benoît Cordelier, professeur à la Faculté de communication de l’UQAM. Force est de constater que même avec leurs vrais nom et photo, beaucoup d’internautes perdent leur civilité sur les réseaux sociaux. 

« Ensauvagement »

Ce phénomène, très étudié dans les dernières années, est même parfois appelé « ensauvagement » des réseaux sociaux, illustre Alexandre Coutant, professeur à la même faculté. 

Les « rituels de communication » qui nous permettent d’échanger poliment dans la vraie vie sont souvent absents sur les plateformes comme Facebook ou Twitter, où tout est fait pour mobiliser nos émotions, explique-t-il. 

Plusieurs experts parlent donc d’une « déshumanisation », qui pourrait se résumer à une tendance à oublier que l’interlocuteur est humain.

« Des fois, je suis surprise du degré de violence de monsieur et madame Tout-le-Monde. Je me dis : ben voyons, vous ne diriez jamais ça à une personne en face de vous », confie Nadia Seraiocco, chargée de cours à l’École des médias de l’UQAM. 

« Effet de troupeau »

Elle observe notamment un « effet de troupeau ». Le fait de voir d’autres personnes commenter de façon agressive ou en termes grossiers peut donner l’impression que cette façon de communiquer est correcte, suggère-t-elle. 

Cette tendance est aussi amplifiée par les algorithmes des plateformes comme Facebook ou Twitter. Le fait de ne voir que des publications de gens qui pensent comme nous vient justifier une attitude intransigeante, explique-t-elle. 

« C’est le free-for-all », s’exclame André Mondoux, aussi professeur à l’École des médias de l’UQAM. 

« Méfiance »

Il remarque que le but sur les réseaux sociaux est généralement de s’exprimer, et non de bâtir une opinion commune. « Il y a une hyperindividualisation, un effritement du “nous”, ce qui entraîne de la méfiance [envers les autres personnes et les autres groupes] », explique-t-il. 

Tous ces facteurs font en sorte que les vrais dialogues y sont rares, sauf entre les gens qui se connaissent déjà ou qui ont des intérêts communs, note Benoît Cordelier.  

Quelques pistes de solution  

Le gouvernement devrait s’y attaquer

Le gouvernement devrait se doter d’un plan d’action pour prévenir la polarisation et la radicalisation au Québec, insiste une élue, qui sonne l’alarme sur ces enjeux à répétition depuis cet été. 

« Plus le fossé sera grand, plus il sera difficile de rebâtir les ponts », a déclaré la députée indépendante Catherine Fournier, le 28 octobre dernier, lors du dépôt d’une motion allant en ce sens. 

Les réseaux sociaux servent de « chambre d’écho » à cette polarisation, avait-elle ajouté. 

Elle proposait que le plan implique plusieurs ministères et permette notamment de mieux financer la recherche et les organismes qui se penchent sur le phénomène de polarisation sociale et qui accompagnent les proches de personnes à risque d’être radicalisées. 

Une campagne « d’alphabétisation scientifique et de littératie numérique » faisait aussi partie des idées à inclure dans le plan. 

Tous les partis de l’opposition avaient voté en faveur de la motion. Le gouvernement caquiste, qui préférait parler d’une série « d’actions » plutôt que d’un « plan interministériel », a toutefois rejeté la motion.  


Un tribunal plus rapide pour le web

Le système de justice devra trouver une façon de s’adapter au rythme effréné de l’internet s’il veut que les lois y soient bel et bien appliquées, croient des experts. 

Dans les dernières semaines, plusieurs personnes ont fait les frais d’une pratique appelée doxxing, qui consiste à partager les coordonnées personnelles sur les réseaux sociaux. Ce fut le cas pour le Dr Horacio Arruda, la professeure de l’Université d’Ottawa, Verushka Lieutenant--Duval, ainsi que pour l’enseignant français assassiné, Samuel Paty. 

Au Québec, cette pratique peut se résumer à une atteinte à la vie privée et faire l’objet d’une poursuite. Le partage peut même faire l’objet d’une poursuite criminelle s’il est accompagné de harcèlement ou de propos menaçants, explique Pierre Trudel, professeur en droit à l’Université de Montréal. 

Or, le système de justice est encore beaucoup trop lent pour empêcher ce genre de publications de se répandre comme un feu de paille sur les réseaux sociaux. 

« Ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps, c’est de mettre en place des mécanismes beaucoup plus rapides pour que les lois soient appliquées à une bonne vitesse en ligne », dit M. Trudel. 


Encourager la création de plateformes civilisées

Un expert suggère d’encourager les réseaux sociaux qui favorisent la civilité, alors que Facebook et Twitter font le contraire. 

« Quand les gens s’agressent [sur Facebook], ça provoque plus d’interactions », explique Alexandre Coutant, professeur en communication à l’UQAM.

Une partie de l’hostilité vient donc du modèle d’affaires des plateformes elles-mêmes, qui profitent du fait que les gens se chicanent ou cliquent sur des articles de fausses nouvelles. 

Dans certains groupes de discussion sur Reddit, il faut d’abord répondre à une question avant de publier un commentaire : « Rappelez-vous que vous envoyez ça à un être humain. Voulez-vous toujours l’envoyer ? », illustre M. Coutant. 

« Cela désactive une tonne de processus violents », résume-t-il. 

« Il faut travailler à l’émergence d’alternatives », croit-il. Par exemple, le gouvernement pourrait subventionner la création d’un moteur de recherche québécois, suggère-t-il. 

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