Avec la réélection d’un Justin Trudeau centralisateur à la tête du pays, face à un François Legault nationaliste, qui entre en année préélectorale, plusieurs lignes de fractures se dessinent dans les relations Ottawa–Québec. Le chef caquiste payera-t-il pour son appui aux conservateurs ? Voici un aperçu des points de discorde à prévoir.
L’appel était prévu à 12 h 40, mardi dernier. Le téléphone a sonné à 12 h 41.
La conversation entre Justin Trudeau et François Legault a duré quelques minutes à peine.
L’entourage du premier ministre du Québec ne s’en est pas formalisé, sachant que plusieurs chefs d’État cherchaient à joindre M. Trudeau depuis le début de la journée, pour le féliciter.
La discussion a été cordiale, nous a-t-on raconté. Mais François Legault a donné le ton.
« Je lui ai rappelé que les normes pancanadiennes dans les CHSLD [centre d’hébergement et de soins de longue durée], j’ai bien de la misère avec ça », a raconté le chef caquiste, qui rencontrait la presse parlementaire sur le coup de 13 h, cette journée-là.
« Une chose qui est sûre, c’est que moi je suis un nationaliste. M. Trudeau est plus un multiculturaliste », a alors souligné M. Legault.
Deux visions opposées
« Ce que ça met en relief, c’est deux visions très différentes du fédéralisme canadien », constate Eric Montigny, professeur au département de science politique de l’Université Laval.
Pendant la campagne électorale, celui qui est aussi directeur scientifique de la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires a analysé l’ensemble des communiqués diffusés par les partis.
Chez les libéraux de Justin Trudeau, la plupart des promesses étaient faites directement dans les champs de compétence des provinces.
« C’est sûr que sur cet enjeu-là précis, il y a des lignes de fracture et il va y avoir des affrontements », prédit M. Montigny.
Relations difficiles
« Les relations seront un peu plus difficiles que dans la phase préélectorale », croit également son collègue de la Faculté de droit, Patrick Taillon, spécialiste des enjeux constitutionnels.
Mais à un an des prochaines élections générales québécoises, M. Legault voudra peut-être mettre un peu d’eau dans son vin pour régler le plus grand nombre de dossiers possibles avant de retourner devant les électeurs, soulève M. Taillon.
Le gouvernement Trudeau pourrait alors être tenté de servir des « représailles temporelles » à François Legault, en laissant traîner les négociations en longueur.
Par exemple dans le dossier du 3e lien à Québec, pour lequel Jean-Yves Duclos et Justin Trudeau ont démontré peu d’intérêt.
« Ça me semble être le dossier où, à court terme, les choix de M. Legault d’avoir un peu poussé dans le sens inverse du NPD et du PLC vont peut-être lui coûter quelque chose », considère M. Taillon.
D’un autre côté, M. Trudeau « ne pourra pas commencer à dire, tiens, je m’amuse à punir les Québécois », croit M. Taillon.
« L’entente sur les garderies, je le vois mal la renier. »
« C’est une entente signée », rappelle M. Montigny, qui partage le même avis à ce sujet.
Dans les deux sens
Selon lui, le jeu pourrait se jouer dans les deux sens. Auprès des électeurs québécois, François Legault pourrait marquer des points en affichant son côté « plus revendicateur », en menant une campagne axée « sur la défense du Québec, avec un positionnement nationaliste clair ».
De son côté, M. Trudeau demeure à la tête d’un gouvernement minoritaire, ce qui l’obligera à adopter une attitude plus conciliatrice.
En matière de santé, M. Trudeau « n’aura pas d’autre choix que de réinvestir », croit M. Taillon. M. Trudeau osera-t-il imposer des conditions ?
« C’est là où il y aura effectivement une pomme de discorde. »
Il reste toutefois à voir quel sera le degré d’intensité et de précision de ces conditions, s’il y en a.
Six sujets chauds
► Transferts en santé
François Legault et les premiers ministres feront davantage de l’augmentation des transferts une priorité. Ce serait 6 G$ de plus par année pour le Québec, selon la demande des provinces. Justin Trudeau tentera d’imposer des normes dans les CHSLD et de rendre l’aide financière fédérale conditionnelle à l’embauche d’un certain nombre de médecins.
► 3e lien
Outre pour la partie transport en commun du projet, les libéraux fédéraux ont démontré peu d’ouverture pour une éventuelle contribution au tunnel Québec–Lévis. La CAQ pourrait avoir à payer un prix politique. Legault réclame 40 % de financement fédéral, sur une facture qui pourrait s’élever à 10 G$.
► Pont de Québec
Avant de déclencher les élections, les libéraux fédéraux ont laissé entendre que Québec refusait de sortir le chéquier. On a plus tard appris qu’Ottawa tentait de lui refiler le plus gros de la facture. L’impasse demeure.
► Langue française
La modernisation de la loi 101 s’amorce à Québec. Les libéraux fédéraux devraient normalement ramener en priorité dans l’agenda leur projet de loi sur les langues officielles. Le gouvernement Trudeau pourrait-il accepter d’aller jusqu’à appliquer cette loi aux entreprises à charte fédérale ?
► Laïcité
Jusqu’au débat en anglais, où la modératrice l’a qualifié de « discriminatoire », le projet de loi 21 sur la laïcité ne semblait plus être un enjeu. La controverse l’a replacé à l’avant-plan. Et devant les tribunaux, la contestation se poursuit, ce que M. Trudeau trouve légitime. On peut s’attendre à un dénouement d’ici les élections de 2022.
► Immigration
En 2018, François Legault a fait campagne en promettant d’arracher davantage de pouvoirs à Ottawa en matière d’immigration. À un an du scrutin, le chef caquiste se retrouve dans la dernière ligne droite pour atteindre son objectif.
Le gouvernement Trudeau pourrait lui faire la sourde oreille.