Descendants de paysans, d’intellectuels, de réfugiés ou de vaillants ouvriers, 1,4 million de Canadiens ont des racines ukrainiennes. Alors que notre pays s’apprête à accueillir des Ukrainiens qui fuient la guerre, Le Journal revient sur l’histoire de leurs ancêtres.
Même si aujourd’hui la deuxième plus grande diaspora ukrainienne après la Russie vit au Canada, les premiers immigrants ukrainiens n’y sont arrivés qu’en 1891.
En l’espace d’une vingtaine d’années, entre 170 000 et 200 000 d’entre eux font le voyage, attirés par une alléchante promesse du gouvernement fédéral qui veut coloniser l’Ouest.
« On leur donnait 160 acres s’ils payaient 10 $ de frais d’inscription, défrichaient la terre et la cultivaient pendant trois ans. C’était un cadeau énorme pour ces gens », raconte Stella Hryniuk, spécialiste de l’histoire canado-ukrainienne.
Le trajet était éreintant : ils partaient d’un port européen pour une traversée de l’Atlantique de trois à quatre semaines, transitaient par Montréal, puis s’embarquaient le plus souvent dans un train à destination des Prairies, dans un pays inconnu.
D’un champ à l’autre
Ces immigrants pour la majorité agriculteurs quittaient les terres fertiles de l’Europe de l’Est pour le grenier à blé du Canada que sont l’Alberta, le Manitoba et la Saskatchewan.
« J’aime les voir comme les défricheurs de l’Ouest », précise la professeure Hryniuk.
D’autres travaillent dans les mines ou à construire les chemins de fer.
Puis, une deuxième vague d’immigration déferle après la Première Guerre mondiale. Plusieurs des 65 000 nouveaux arrivants ont connu les conflits et sont « particulièrement conscients de leur origine ukrainienne », explique Mme Hryniuk.
Viennent ensuite la dépression, puis la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle plus de 35 000 Ukrainiens s’enrôlent dans l’armée canadienne. Une autre vague d’immigration s’en suit.
Peur de l’instabilité
« On compte alors des réfugiés politiques, dont plusieurs s’établissent en Ontario et au Québec », explique Kim Pawliw, une étudiante au doctorat en géographie qui s’intéresse aux Ukrainiens de Montréal.
Des grandes villes, en passant par Val-d’Or et Black Lake, ces familles participent alors activement à construire le Québec d’aujourd’hui .
Kim Pawliw souligne toutefois que certains Ukrainiens effrayés par l’instabilité politique quitteront le Québec aux alentours du premier référendum par crainte des répercussions.
« Avec le Parti Québécois et le nationalisme ambiant, ces gens-là se sentaient un peu “autres” », témoigne l’archiviste d’origine ukrainienne Myron Momryk, né en Abitibi.
Par la suite, d’autres bouleversements politiques comme la chute de l’Union soviétique et la guerre en Crimée amènent des Ukrainiens à choisir le Canada. En 2016, 42 000 d’entre eux vivaient au Québec.
Et d’autres viendront les rejoindre prochainement pour fuir la guerre qui fait rage, soulignent les experts.
Montréal comme terre d’accueil

Photo courtoisie, Bibliothèque et Archives Canada / William James Topley
Après une longue traversée de l’Atlantique, les nouveaux arrivants ukrainiens prenaient le train et transitaient par Montréal. Plusieurs s’y sont établis pour de bon.
Surtout à partir de la Deuxième Guerre mondiale, plusieurs Ukrainiens choisissent de poser leurs valises à Montréal plutôt que de continuer vers l’Ouest.
Ils s’installent alors dans Pointe-Saint-Charles, à Lachine, au Centre-Sud, mais c’est Rosemont qui deviendra le cœur de leur quartier dès les années 1960.
« Il est moins visible que le quartier chinois, que tout le monde connaît, mais toutes les institutions culturelles et religieuses ukrainiennes s’y trouvent », dit Kim Pawliw, dont le doctorat en géographie à l’Université Laval porte sur ce coin de Montréal.
« Ce sont leurs églises qu’on remarque surtout. L’immense cathédrale Sainte-Sophie, par exemple », ajoute Bernard Vallée, fondateur des circuits touristiques L’Autre Montréal.
M. Vallée souligne également l’importance de l’implication des immigrants ukrainiens dans les luttes ouvrières à Montréal.
– Mathieu-Robert Sauvé et Nora T. Lamontagne
SYNDICALISTE ET FÉMINISTE
Rose Pesotta (1886-1965)

Photo courtoisie, Réseau du patrimoine juif
Ouvrière du vêtement à Montréal, elle convainc 5000 travailleuses exploitées dans des usines du centre-ville de faire la grève en 1937, ce qui permettra d’améliorer significativement leurs conditions de travail. Elle ne passe que deux ans à Montréal avant de s’installer aux États-Unis où elle contribuera à améliorer le sort de ses contemporaines. « Sa vie est un roman », dit l’historien amateur Bernard Vallée. Il existe un parc Rose-Pesotta aux abords du boulevard Saint-Michel, à Montréal.
SAUVEUR D’ORPHELINS
Hirsch Hershman (1876-1911)

Photo courtoisie, Réseau du patrimoine juif
Juif ukrainien, M. Hershman arrive à Montréal en 1902, avec la première vague d’immigration ukrainienne au Canada. Après avoir travaillé quelque temps dans une usine, il ouvre une librairie dans sa résidence. C’est la première organisation culturelle yiddish de Montréal et elle reçoit du financement de la communauté. Il créera plus tard la Bibliothèque publique juive, qui existe toujours dans Côte-des-Neiges. Il devient éditeur et participe à la grève des tailleurs en 1912 où 3000 ouvriers remportent « la première grande victoire syndicale dans l’industrie de la confection », comme l’indique Bernard Vallée. Peu après la Première Guerre mondiale, il se rend en Ukraine où il permet à 146 orphelins d’échapper aux pogroms.
– Avec la collaboration de Mathieu-Robert Sauvé
Dans la mine de Black Lake
Des centaines d’Ukrainiens ont travaillé au début du siècle dans la mine d’amiante à ciel ouvert de Black Lake, tout près de Thetford Mines.
« S’ils sont venus à Black Lake, c’est uniquement parce que les compagnies minières avaient besoin d’ouvriers », raconte l’ex-journaliste Francine Boulet, qui a conçu une exposition à leur sujet.
Elle estime qu’environ 500 d’entre eux ont vécu à Black Lake dans les années 1910, alors que le village ne comptait qu’environ 3000 personnes. La mine employait aussi des travailleurs allemands et italiens.
« C’est ironique, parce que les gens de Black Lake les appelaient tous “les Russes” », ajoute la passionnée d’histoire.
Puisque les Ukrainiens n’ont jamais été assez nombreux pour former une paroisse, il ne reste aucune trace tangible de leur présence à Black Lake, se désole-t-elle.
Un camp d’internement en Abitibi

Photo courtoisie, Yurij Luhovy
Les femmes et les enfants des Canadiens internés au camp de Spirit Lake vivaient dans un village à côté des baraques, sous la surveillance de 200 soldats.
Si des centaines d’Ukrainiens se sont établis en Abitibi à l’heure de la colonisation du début du siècle, plus de 1000 de leurs compatriotes ont aussi été détenus dans un camp d’internement près d’Amos pendant la Première Guerre mondiale.
Considérés comme des « ennemis potentiels » à cause de la domination de l’Autriche-Hongrie en Ukraine, jusqu’à 1200 Canadiens d’origine ukrainienne ont été envoyés dans le camp de Spirit Lake de 1915 à 1917.
Les hommes étaient assignés à des corvées de défrichage et de drainage dans des conditions glaciales et hostiles tandis que les femmes et les enfants vivaient non loin. « On les traitait comme des prisonniers de guerre », décrit l’archiviste à la retraite Myron Momryk.
Ailleurs en Abitibi, plusieurs nouveaux arrivants ont travaillé toute leur vie dans les mines ou dans les industries. « Mais après quelque temps, les communautés ont commencé à se vider », fait remarquer M. Momryk, en soulignant l’attrait des grandes villes pour les générations suivantes.

Photo courtoisie, Google map
L’église ukrainienne de Val-d’Or.
Si les églises ukrainiennes sont toujours visibles dans la région, « on commence à perdre la mémoire de l’histoire de ces gens », dit-il tristement. Quant au camp de Spirit Lake, il n’en reste qu’un cimetière et des décombres.
MONSEIGNEUR DES UKRAINIENS D’ABITIBI
Lev Chayka (1923-2022)

Fonds Lev Chayka
Une partie de la communauté ukrainienne de Val-d’Or, devant l’église, en 1955 - au milieu: le père Lev Chayka.
Ce fils d’un soldat qui combattait Hitler regardait les journaux dans son enfance et rêvait d’immigrer au Canada. Il a quitté l’Ukraine en 1944, au milieu de la guerre, passant par la Pologne, la Tchécoslovaquie--- et l’Autriche---, pour se retrouver au Canada en 1948. En théologie à l’Université de Montréal, il décide de rester au Québec. Il s’installe à Val-d’Or en 1952 où il fait construire une église en 1953-1955 pour les 375 familles ukrainiennes. Il y est toujours, 60 ans plus tard. « Je dis toujours que les Canadiens français ressemblent beaucoup aux Ukrainiens sur le plan du caractère. Des gens joyeux, avec beaucoup d’humour, très communicatifs. Malgré la température », a-t-il confié à l’Ukrainian Time en 2020. M. Chayka est décédé le 4 mars 2022.
Les défricheurs de l’Ouest

Photo courtoisie, Bibliothèque et Archives Canada
Recrutés pour leurs connaissances en agronomie, les Ukrainiens ont cultivé pendant des décennies les immenses étendues des Prairies.
« Ils arrivaient à Winnipeg, arrêtaient quelque temps au centre d’immigration pour choisir leur lopin de terre, puis repartaient », décrit l’historienne canadienne d’origine ukrainienne Stella Hryniuk.
La colonisation des provinces de l’Ouest s’est d’ailleurs faite dans une ligne diagonale presque parfaite entre Winnipeg et Edmonton, fait-elle remarquer.
Or, la population locale a d’abord été suspicieuse, voire hostile à l’égard des nouveaux arrivants, selon les coupures de presse étudiées par la spécialiste de la diaspora ukrainienne.
« Mais après un moment, ils ont gagné le respect des Canadiens anglais. En plus d’être de bons agriculteurs, ils constituaient de la précieuse main-d’œuvre », affirme-t-elle.

Photo courtoisie, Bibliothèque et Archives Canada
John Harasmchuk est l’un des nombreux immigrants à avoir été attiré par l’appel de l’Ouest canadien. On le voit sur sa ferme en Saskatchewan en 1912.
Au gré des vagues d’immigration, les immigrants ukrainiens ont graduellement délaissé les champs pour s’établir en ville.
En 2016, les Canadiens d’origine ukrainienne comptaient néanmoins encore pour 9 % de la population de l’Alberta, 13 % de la Saskatchewan et 15 % du Manitoba.