Dans le but d’endiguer la pénurie d’enseignants que vit le Québec, le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, a fait du développement de voies rapides d’accès à la profession enseignante l’une de ses sept priorités.
Il est notamment question d’un DESS de 30 crédits (100 % en ligne et asynchrone) pour des personnes ayant déjà un baccalauréat, dans n’importe quelle discipline. Un crédit universitaire équivaut généralement à 45 h de formation ; 30 crédits représentent donc une formation de 1 350 h. À titre indicatif, un DEP en coiffure est d’une durée de 1 455 h et un en cuisine correspond à 1 470 h.
En tant que chercheurs, nous souhaitons attirer l’attention sur divers enjeux relatifs à ce type de « solution » à courte vue visant à résoudre un problème de fond plus important. Pour ce faire, nous explorons trois cas de figure nous permettant de mettre les choses en perspective. Notons au passage qu’il s’agit de professions traditionnellement féminines que certaines nomment un « sale boulot », puisque caractérisées par des conditions de travail considérées comme peu valorisantes.
Le cas des préposés aux bénéficiaires
Depuis la pandémie, la pénurie de main-d’œuvre s’aggrave dans le milieu de la santé, entre autres pour les préposés aux bénéficiaires dans les CHSLD. Pour pallier la situation, le gouvernement de la CAQ a alors décidé de lancer une offensive de recrutement en proposant une formation accélérée (375 h), assortie de bourses. Or, comme le soulignait Thomas Gerbet en décembre 2020, des quelque 10 000 personnes volontaires inscrites à cette formation rapide en juin 2020, seulement 6 551 œuvraient réellement dans les CHSLD six mois plus tard. Les autres se seraient désistées, auraient abandonné les cours ou le milieu, ou auraient été exclues, et doivent souvent rembourser la bourse d’études octroyée, les plaçant parfois dans une grave situation de précarité.
Malgré ces résultats mitigés, selon une annonce récente, le gouvernement cherche de nouveau à recruter 3 000 à 5 000 préposés, en leur offrant une bourse pour les études de 8 000 $, suivie d’un bonus de 4 000 $, si le diplôme est obtenu. Cette mesure représente la coquette somme de 60 000 000 $, un budget qui aurait sans doute constitué une belle marge de manœuvre pour améliorer les conditions de travail ardues de ces personnes et retenir celles déjà qualifiées...
- Écoutez l'entrevue avec Mylène Leroux, professeure à l’Université du Québec en Outaouais à l’émission de Richard Martineau via QUB radio :
Le cas des éducateurs en service de garde
De manière similaire, une pénurie est observée, depuis le début des années 2000 environ, dans les services éducatifs et de garde à l’enfance. Ici également, pour accélérer le processus de qualification des éducateurs, une attestation d’études collégiales (+/-1 200 h + 3 ans d’expérience) a été développée en parallèle à la technique en éducation à l’enfance (+/- 2 500 h). Comme le soulignait Tougas en 2002 (p. 29), bien que pour certaines personnes il s’agissait alors d’une mesure transitoire adéquate, « il faut cependant garder à l’esprit que les mesures transitoires adoptées pour régler des problèmes ponctuels ont malheureusement tendance à s’enraciner et à devenir la norme. » De fait, cette AEC a perduré et constitue maintenant la norme.
Pourtant, depuis au moins la dernière décennie, diverses études tendent à indiquer que la qualification des éducateurs serait reliée à une plus grande qualité éducative. Par ailleurs, en février dernier, on dénonçait encore le manque d’éducateurs dans les milieux de garde, certains blâmant l’absence de formation et de valorisation du métier. Plus récemment, on a appris que 3 000 éducateurs ont quitté les garderies québécoises en une seule année. Manifestement, les tentatives de recrutement ne compensent pas les départs et absences prolongées ! Cela ne témoigne-t-il pas de problèmes structurels plus préoccupants ?
Le cas des enseignant aux États-Unis
Venons-en à l’éducation. À l’instar de plusieurs autres pays, une importante pénurie d’enseignants sévit chez nos voisins du Sud depuis le début des années 2000. Concurremment, des formations alternatives en tous genres ont poussé comme des champignons. Il s’agit parfois de formations publiques ou privées, d’une durée de deux semaines à trois ans, certaines gérées par des districts scolaires, d’autres par des services régionaux, souvent en partenariat avec des collèges ou des universités. Les conditions d’admission sont, elles aussi, très variables. Certains programmes exigent un nombre d’années minimum de service dans le milieu à la suite de la formation, avec ou sans un soutien formel ou informel au moment de l’insertion dans la profession. Bref, ces programmes varient énormément et sont difficilement comparables. Certains prétendent que ces formations sont aussi, sinon plus efficaces que les formations initiales traditionnelles (telles que le baccalauréat de 4 ans — 120 crédits au Québec), en ayant souvent comme point de repère la performance des élèves de ces enseignants à des examens. Néanmoins, les preuves de cette efficacité sont mitigées dans les écrits scientifiques.
Toujours est-il qu’à ce jour, environ le quart des enseignants seraient qualifiés par ces voies alternatives aux États-Unis. Or, plusieurs recherches étatsuniennes sur la pénurie en enseignement révèlent que l’attrition est plus élevée chez les enseignants qui sont moins bien préparés ou alors qu’ils seraient plus susceptibles de quitter la profession, ce qui, à moyen/long terme, ne fait qu’accentuer la pénurie.
Comme l’expliquent Sutcher, Darling-Hammond et Carver-Thomas (2019), pour comprendre une pénurie, il faut examiner plusieurs facteurs qui influencent l’offre et la demande. Avec de leur expérience du foisonnement de nombreuses certifications alternatives, ces chercheurs indiquent qu’il faut s’attaquer prioritairement à l’attrition précoce des enseignants qualifiés (avant la retraite), notamment en soutenant l’insertion professionnelle et en améliorant les conditions de travail.
Au vu de l’absence d’avantages documentés de cette réduction de la durée de la formation des enseignants et des risques importants qu’elle déprofessionnalise l’enseignement, nous sommes perplexes : pourquoi ne pas apprendre du passé et des autres ? Pourquoi répéter les mêmes erreurs et engager le système sur une pente glissante qui risque d’aggraver la situation et d’entrainer des dommages collatéraux ?
Mylène Leroux, professeure, Université du Québec en Outaouais, chercheuse régulière du Centre de recherche sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE)
Geneviève Sirois, professeure, Université TELUQ, chercheuse régulière du CRIFPE
Cosignataires :
Marc-André Éthier, professeur, Université de Montréal, directeur du CRIFPE
David Lefrançois, professeur, Université du Québec en Outaouais, chercheur régulier du CRIFPE
Aline Niyubahwe, professeure, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, chercheuse régulière du CRIFPE
Marie-Odile Magnan, professeure, Université de Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Stéphane Villeneuve, professeur, Université du Québec à Montréal, chercheur régulier du CRIFPE.
Anderson Araújo-Oliveira, professeur, Université du Québec à Montréal, directeur du CRIFPE-UQ
Jean-François Desbiens, vice-doyen à la formation, Faculté des sciences de l’activité physique, Université de Sherbrooke, chercheur régulier du CRIFPE
Marie-Andrée Lord, professeure, Université Laval, chercheuse régulière du CRIFPE
Adriana Morales-Perlaza, professeure, Université de Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Vincent Boutonnet, professeur, Université du Québec en Outaouais, chercheur régulier du CRIFPE
Geneviève Carpentier, professeure, Université de Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Nathalie Gagnon, professeure, Université du Québec à Rimouski, chercheuse régulière du CRIFPE
François Vandercleyen, professeur, Université de Sherbrooke, chercheur régulier du CRIFPE
Stéphane Martineau, professeur, Université du Québec à Trois-Rivières, chercheur régulier du CRIFPE
Annie Malo, professeure, Université de Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Joséphine Mukamurera, professeure, Université de Sherbrooke, chercheuse régulière du CRIFPE
Carole Raby, professeure, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Josianne Caron, professeure, Université du Québec à Rimouski, chercheuse régulière du CRIFPE
Isabelle Vivegnis, professeure, Université de Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Sawsen Lakhal, professeure, Université de Sherbrooke, chercheuse régulière du CRIFPE
Sandra Coulombe, professeure, Université du Québec à Chicoutimi, chercheuse régulière du CRIPE
Joane Deneault, professeure, Université du Québec à Rimouski, chercheuse régulière du CRIFPE
Géraldine Heilporn, professeure, Université Laval, chercheuse régulière du CRIFPE
Mélissa Bissonnette, professeure, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière au CRIFPE
Brigitte Voyer, professeure, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Salem Amamou, professeur, Université du Québec à Montréal, chercheur régulier du CRIFPE
Martial Dembélé, professeur, Université de Montréal, membre du CRIFPE
Colette Gervais, professeure retraitée, Université de Montréal, membre du CRIFPE
Patrick Giroux, professeur titulaire, UQAC, chercheur régulier du CRIFPE
Émilie Tremblay-Wragg, professeure, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Nancy Goyette, professeure, Université du Québec à Trois-Rivières, chercheuse du CRIFPE
Patrick Giroux, professeur titulaire, Université du Québec à Chicoutimi, chercheur régulier du CRIFPE
Émilie Tremblay-Wragg, professeure, Université du Québec à Montréal, chercheuse régulière du CRIFPE
Nancy Goyette, professeure, Université du Québec à Trois-Rivières, chercheuse régulière du CRIFPE
Maria-Lourdes Lira-Gonzales, professeure, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, chercheuse régulière du CRIFPE